Une versification réinventée

Publié le 21 Janvier 2014

Après une semaine de lecture au Théâtre des Bouffes du Nord, au cours de laquelle les rencontres se sont faites et où les mots de Claudel ont été approchés pour la première fois par cette équipe, c’est à la Fabrique des Arts, salle de répétition du Théâtre 71 de Malakoff, que les comédiens font leurs premiers pas dans l’espace claudélien.

Ce qui est d’abord donné : quelques règles autour du vers. En voici des exemples :

1ère règle : un vers = un souffle.

Yves dit que Paul Claudel écrit comme un asthmatique et qu’il reprend de la ventoline à chaque fin de verset, nous invitant à faire de même. En effet, nous nous trouvons face à une écriture ponctuée de blancs. Si Claudel écrit en réinventant la versification, c’est peut-être pour offrir aux comédiens une pensée de l’intermittence qui passerait, avant tout, par le filtre du cœur. La respiration du comédien semble contrainte : soit forcée de tenir en un souffle un vers de trois lignes, soit obligée à inspirer de nouveau après seulement un mot, ou deux, ou même juste une syllabe. L’exemple de la réplique de La Mère dans l’acte I, scène 2 est plus que significatif :

« O

Tête ! »

En vérité, cette contrainte est un tremplin infini pour le comédien : l’écriture claudélienne est à la fois une véritable mise en doute – une parole qui se suspend à un endroit qui peut sembler étrange pour la logique cartésienne – mais aussi une mise en condition : si le corps doit aller au bout de son souffle ou s’il doit le couper pour le reprendre aussitôt, il s’en trouve profondément déstabilisé, et nourri. Un exemple claudélien, extrait de Partage de Midi :

« L'heure est la

Meilleure qui est celle-ci. Je ne demande qu'une

Chose : voir clair,

Bien voir

Les choses comme elles sont,

Ce qui est bien plus beau, et non comme je les désire ; ce que je fais et ce que j'ai à faire. »

2ème règle : éliminer toute ponctuation à l’intérieur du vers.

3ème règle : éviter les liaisons, sauf quand cela brouille la compréhension.

Mais davantage que des règles imposées et inaltérables, ce sont plus les règles d’un jeu, où tous prennent part et où chacun trouve son chemin. Par exemple, pour Mara, avec sa brutalité de jeune sœur qui se croit moins aimée, l’évidence de l’élision est vite arrivée, alors qu’au contraire sa sœur Violaine (« douce, douce Violaine » comme elle se dit à elle-même dans l’acte II, scène 3) prend grand soin de chaque syllabe.

Travail de la scène du Prologue

La situation : Violaine, jeune femme de 18 ans, surprend Pierre de Craon, homme mûr de 40 ans, en train de décamper au petit matin. Ils ne se sont pas vus depuis un an ; et la dernière fois, Pierre a agressé Violaine. Depuis ce jour, Pierre est lépreux. Il l’apprend à Violaine dans cette scène.

Chez elle, il y a l’excitation de la jeunesse, son insouciance, sa joie de vivre, le bonheur et l’émerveillement des choses simples de la vie (« Entendez-vous tout là-haut cette petite âme qui chante ?/ C’est l’alouette, alléluia ! L’alouette de la terre chrétienne, alléluia, alléluia ! »). Chez lui, il y a la maturité, la connaissance du travail – il est bâtisseur de cathédrales – et surtout, Pierre de Craon parle d’une façon qui fait battre le cœur de Violaine un peu plus fort. Il se sent dangereux face à elle ; il connaît son désir pour elle et ne veut pas la blesser de nouveau.

Violaine est un peu l’enfant qui ne réalise pas ce qu’elle engendre chez Pierre, et lui l’adulte qui doit éviter de trop la regarder, de peur d’un nouvel accès de désir. Alors qu’elle tourne, sautille et gambade autour de lui, en chemise de nuit et emmitouflée sous une couverture, lui tente ainsi de ne pas la voir, comme cela, si fraîche et pétillante. Ce serait trop risqué, d’autant plus que, maintenant, il est lépreux.

La lèpre est une maladie très répandue au Moyen-Age (et L’Annonce faite à Marie est situé par Claudel au cœur d’un « Moyen-Age de convention »), et de nos jours, si elle existe toujours, il est possible de la soigner, ce qui n’était pas le cas à l’époque. Elle se transmet par les fluides corporels, en premier lieu par la salive.

Pierre de Craon ne peut donc se permettre de trop approcher Violaine. Les premières tentatives au plateau se jouent donc sur ces regards que l’un cherche, l’autre fuit, et sur la distance entre les deux comédiens – Damien Bigourdan et Judith Chemla ; l’éloignement est gage de sûreté, le rapprochement de risque grandissant.

"Prenez mon bel anneau qui est tout ce que j'ai (...)"

"Prenez mon bel anneau qui est tout ce que j'ai (...)"

Rédigé par Amélie Chalmey

Publié dans #Théâtre

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